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Le développement des marchés destinés aux plus pauvres : Bottom Of Pyramid

... ou comment concilier émergence d’un fabuleux marché de 4 milliards de consommateurs potentiels aux revenus faibles et enjeux de développement social et environnemental

L'histoire des théories du marché BOP démarre avec le constat de la saturation des marchés occidentaux. L'enjeu est de taille : toucher quatre milliards de consommateurs potentiels dont le revenu journalier ne dépasserait pas 2$ par jour, les aider à sortir de la pauvreté tout en jetant la base du développement des pays du tiers-monde. 

Une innovation radicale ?

Initialement développée dans le cadre des démarches RSE, la stratégie BOP (Bottom of Pyramid) est décrite par la littérature émergente sur le sujet comme une innovation radicale pouvant à terme renverser les modèles de conception et les chaînes de valeur de la firme. Les marchés BOP impliqueraient en effet un nouveau rapport prix/performance, de nouvelles formes de production et de distribution, une redistribution des compétences des différents acteurs de la chaîne de valeur, etc. Partant de l'hypothèse qu'il existe une demande pour des produits de consommation à très bas prix, et que le principal problème est celui de l'accès à ces produits, l'enjeu serait celui de reconfigurer l'ensemble des process de la firme pour abaisser les prix, pénétrer les zones les plus reculées, et éventuellement faciliter l'acte d'achat par un système de location ou de crédit.

La recherche a été initiée par la demande d'un partenaire industriel de l'école Génie Industriel souhaitant développer des innovations techniques et de services permettant la diffusion en masse de solutions énergétiques efficaces et respectueuses de l'environnement. Les questions de l'industriel concernent tout autant le produit : quel dispositif apporter ? que le business modèle associé. L'enjeu est de concevoir un système pérenne qui repose entièrement sur les forces de l'économie locale et pas sur des subventions extérieures (de la firme elle-même, d'ONG ou de grandes institutions internationales comme la Banque Mondiale).

L'exploration des liens entre innovation, marché et société

Sur le plan scientifique, un tel projet est au croisement de plusieurs approches développées depuis plusieurs années par les chercheurs du laboratoire, au premier lieu desquelles l'anthropologie, l'approche socio-technique et la sociologie économique. L'électrification dans les pays en voie de développement a fait l'objet d'un certain nombre de travaux dès les années 1980, notamment en sociologie de l'innovation mais aussi en économie du développement. Très fréquemment associées à des démarches humanitaires, ces tentatives ont été étudiées sous l'angle des « résistances » socio-culturelles qui ont freiné leur déploiement, des difficultés à péréniser ces exprimentations au départ des instigateurs extérieurs ou encore du rôle des politiques locales et nationales.

Le projet BOP offre une double originalité. D'une part, il se veut reposer sur un ancrage dans les usages et dans les systèmes d'échanges existants, mais aussi sur un ensemble de potentialités de développement (affordances - i.e.  la capacité d'un objet à suggérer sa propre utilisation) pour des acteurs différents et la création de structures chargées localement de prendre en charge le marché (investissements, facturation des clients, maintenance). D'autre part, la volonté de passer rapidement à une industrialisation massive sur plusieurs continents ouvre des perspectives nouvelles sur le sujet.

Le projet de recherche vise à étudier l'émergence d'un nouveau « marché » à travers l'évolution des modes de consommation et d'usages qu'il va générer, de son inscription anthropologique et politique et de son insertion dans des réseaux socio-économiques anciens et/ou reconfigurés.

Une recherche collaborative basée sur une démarche ethnographique

La méthodologie repose sur les principes d'une recherche collaborative menée avec le groupe d'ingénieurs chargés de l'innovation au sein de cette entreprise mondiale du secteur de l'énergie. Depuis janvier 2009, notre équipe de recherche en sociologie accompagne donc ces ingénieurs dans l'analyse d'expérimentations mises en oeuvre dans plusieurs villages ruraux d'Afrique et d'Asie, dans les démarches de créativité et aujourd'hui dans l'industrialisation d'un produit issu de ce travail.

Nous avons privilégié une démarche ethnographique tant pour l'étude des expérimentations que pour l'observation de la firme dans ces évolutions et transformations issues du déploiement de cette stratégie.

Le matériel ethnographique, produit à la fois au cours de travail conjoint avec les ingénieurs de l'entreprise et lors de l'enquête sur le terrain des sites investigués, comprend les discussions internes avec les équipes de la multinationale, observées et enregistrées lors des réunions de projet, les courriels échangés entre les acteurs engagés dans les expérimentations (appartenant à différents départements de la multinationale, dans ses filiales, chez des fournisseurs et des membres d'ONG) et les documents produits dans le cadre du projet, une enquête dans quatre villages d'un pays en voie de développement : deux villages électrifiés dont un récemment par la multinationale et deux en projet. Ce corpus comprend, en particulier, 52 entretiens avec des opérateurs locaux de l'énergie, des acteurs politiques et des représentants des institutions publiques (élus, chefs traditionnels et religieux, membre de l'agence locale pour l'électrification rurale), des acteurs économiques clients potentiels et des acteurs locaux du projet (membres d'ONG, ingénieurs de la filiale locale chargés des projets BOP, responsables du pôle développement d'autres multinationales impliquées dans l'expérimentation). L'enquête comprend également deux observations filmées de diagnostic, par les acteurs locaux, de dysfonctionnements techniques et organisationnels de systèmes électriques décentralisés. Toutes ces interviews et observations ont été enregistrées, traduites et retranscrites puis codées au moyen d'une grille construite conjointement et à l'aide d'un logiciel de traitement des données qualitatives (Nvivo).

Les principaux résultats

L'enquête a montré que les pratiques de consommation BOP sont très éloignées du modèle classique de l'économie de marché, elles s'inscrivent dans des logiques de limitation des besoins et de prédominance de l'autoconsommation. Cette « limitation des besoins » constituerait potentiellement une limite beaucoup plus puissante à la perspective de développement du marché des BOP que la « limitation des revenus ». Le résultat intermédiaire auquel aboutit la recherche est qu'il s'agit moins d'évaluer cette question des limites à la consommation en terme de seuil que de saisir les conditions, les lieux, les moments qui président à la formation de « besoins » qui se donnent pour limités, ponctuels et réversibles mais non moins présents.  Le potentiel de développement économique lui-même n'est pas démontré en ce qui concerne l'artisanat, où les formes d'investissement restent encore très liées à l'activité humaine et peu monétarisées. En revanche, il existe un potentiel de développement économique associé à l'électricité autour des petits commerces de proximité (épiceries, gargotes), principalement tournés vers les marchés locaux, qui offrent aux villageois des accès à l'énergie (recharge de portables, piles, huile) et des services associés (cinéma).

Des éléments importants concernant le montage des projets ont été également dégagés : les marchés BOP requièrent plus que d'autres la construction de nouveaux modèles d'activités s'appuyant sur de nouveaux types de partenaires (OI, pouvoirs publics locaux, ONG, entrepreneurs locaux, micro-entrepreneurs). Lors du montage, les institutions publiques locales à tous les échelons sont incontournables et doivent être considérées comme de véritables partenaires. En phase d'exploitation, de nombreuses adaptations et compromis s'engagent entre l'opérateur et les usagers, notamment autour des puissances allouées, des équilibres entre usages individuels/collectifs, particuliers/entrepreneurs, de la gestion des aléas et du paiement.

La chaîne de valeur d'un marché BOP se présente comme un système d'interdépendances entre les acteurs, fondés à la fois sur une répartition des compétences, sur la construction de relations de confiance et sur des échanges indissociablement économiques et politiques.

Contact : Céline Cholez, laboratoire Pacte-Cristo Publications :
  • Cholez (Céline), Trompette (Pascale), Reverdy (Thomas), Vinck (Dominique), (2010), " L'exploration des marchés BOP : une entreprise morale ", Revue Française de Gestion, n° spécial « Entreprises et pauvretés », à paraître.
  • Cholez (Céline), Trompette (Pascale), Reverdy (Thomas), Vinck (Dominique), (2010), " How "Bottom Of The Pyramide" Strategy Redefines Rural Electricity Supply...And In Reverse", SASE 2010 Temple University, Philadelphia, USA June 24-26, Governance Across Borders: Coordination, Regulation, and Contestation in the Global Economy