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Les Sciences de l'Homme et de la Société et la création de l'Ecole Nationale supérieure en Génie Industriel

Michel Hollard, Professeur émérite d'économie et fondateur du Groupement Scientifique Interdisciplinaire de Productique, retrace l'apport des équipes de recherche en Sciences de l'Homme et de la Société lors du processus de création de l'école nationale de Génie Industriel

Les lignes qui suivent sont le témoignage d'un économiste qui a été, avec une poignée de chercheurs, à l'origine de la constitution d'un groupement interdisciplinaire qui a été étroitement associé aux réflexions qui ont abouti à la création de l'ENSGI et ont lancé le génie industriel à Grenoble. Mon témoignage ne concerne que les années que j'ai pu passer à l'ENSGI (1990-2000).

 Dans l'équipe d'économie du travail de l'Institut de Recherche Économique sur la Production et le Développement (IREPD UPMF/CNRS), nous avions réalisé une série de contrats sur le thème du changement technique portant sur la question de l'emploi, des qualifications. En 1985, nous avions été chargés du pilotage d'une recherche sur « l'automatisation avancée dans la production des activités d'usinage », financée par le programme FAST de la Commission Européenne et associant deux équipes de recherche allemandes et une équipe danoise. Pour cette étude nous avions fait appel aux compétences de chercheurs du Laboratoire d'Automatique de Grenoble et nous étions tous convaincus du caractère fructueux de telles collaborations interdisciplinaires autour d'objets de recherche précis. A l'automne 1985, le CNRS comme le ministère de la recherche incitaient l'IREPD à franchir une étape supplémentaire en créant une structure de recherche pluridisciplinaire sur le site de Grenoble.

La création du GSIP correspondait à une réalité : l'existence d'un réseau de chercheurs (économie, sociologie, automatique, psychologie, recherche opérationnelle) qui avaient organisé un séminaire mensuel qui se tenait régulièrement sur des sujets ayant trait à l'introduction de nouvelles technologies dans les entreprises. Il fut subventionné puis habilité par le CNRS.

Plusieurs missions se succèdent pour construire le projet

L'idée du génie industriel est née du constat fait, par l'INPG, qu'il existait aux Etats Unis des écoles d'ingénieurs en « Industrial Engineering » et que la création d'un enseignement de ce type pourrait répondre aux demandes de certains industriels. Ces industriels regrettaient le caractère trop spécialisé de la formation des écoles de l'INPG et réclamaient des ouvertures plus larges vers la réflexion sur la stratégie et la gestion des entreprises. Cette critique était notamment formulée par Jean Vaujany, Directeur de Merlin Gerin et diplômé de l'INPG. Un rapport, rédigé par Yvan Gousty, professeur de chimie qui avait été conseiller scientifique aux Etats Unis, servit de point de départ au projet. Claude Foulard, ancien directeur de l'Ecole de Papeterie, ancien directeur du LAG et, à l'époque, directeur de l'AIP (Atelier Inter-établissements de Productique) ainsi que Président du Conseil Scientifique du Pôle Productique Rhône-Alpes était particulièrement bien placé pour mener à bien ce projet.

Le président de l'INPG, Georges Lespinard, qui avait récemment succédé à Daniel Bloch, confia ensuite la refonte du projet à Jean Fonlupt, spécialiste de recherche opérationnelle. La commission Fonlupt remit son rapport le 10 janvier 1989 et en 1989 la présidence de l'INPG désigna Gérard Cognet, venant de Nancy pour devenir le directeur du projet. Ce changement de direction ne se fit pas sans tension, non seulement parce que le passage d'un responsable à l'autre posa des problèmes d'ordre personnel, mais aussi parce que le contenu même du génie industriel était discuté.

La place des sciences sociales

La place des sciences sociales et celle des chercheurs de l'Université Pierre Mendès France a été sensiblement modifiée par ces turbulences. La longueur du processus avait rendu sceptique un certain nombre de chercheurs et, sans la volonté politique des Présidents de l'INPG et de l'UPMF, chacun serait vraisemblablement rentré dans sa coquille.

Pour les économistes, la situation était particulièrement délicate car la présence des autres disciplines (Gestion et surtout Sociologie avec la création de CRISTO et la nomination de Denis Segrestin comme professeur) dans le montage - que nous avions souhaitée - tendait à nous cantonner dans un enseignement de base en microéconomie et macroéconomie. En revanche, les travaux réalisés par le passé, notamment sur le changement technique et l'organisation du travail, qui ne faisaient pas l'objet de modélisation mathématique leur apparaissait comme relevant plus de la sociologie ou de la gestion. Cette situation nouvelle allait approfondir la coupure entre le petit nombre de ceux qui étaient associés au projet et les autres, qu'ils se réclament de l'économie du travail, de l'économie industrielle ou de l'économie du développement.

Le programme de l'ENSGI fut fixé en 1989-90 et soumis à la Commission du Titre. Celle-ci se montra finalement intéressée par la collaboration des SPI et des SHS qui se concrétisait dans ce projet et qui intéressait vivement les industriels parce qu'il correspondait aux questions qu'ils se posaient. Les interrogations de la Commission portèrent donc moins sur l'importance des SHS dans le dispositif prévu que sur la pérennité du montage administratif qui associait l'INPG et l'UPMF.

Une vision nouvelle de l'organisation de la production

Nous avions alors une idée générale qui était de donner à l'ENSGI un rôle dynamisant à l'ensemble des enseignements et des recherches ayant trait à l'organisation de la production industrielle, à tous les niveaux, de l'atelier à l'entreprise, de la branche industrielle à la politique industrielle. Nous assistions à une transformation profonde qui pouvait être caractérisée par un nouveau type de relations entre les entreprises (entreprise réseau), à la mondialisation des échanges, à la gestion par projets. Il y avait là un champ de recherche tant théorique qu'empirique qui s'ouvrait et nous avions l'espoir de créer les conditions pour qu'une liaison sétablisse entre les industriels qui parrainaient l'école, l'école de génie industriel et le tissu des équipes de recherche grenobloise. Grâce à la création de l'ENSGI un noyau d'enseignants-chercheurs pourrait constituer un maillon entre la recherche technologique, la pratique industrielle, la recherche et l'enseignement des différentes disciplines SPI et SHS concernées par l'organisation de la production.

L'idée qui prévalait était donc que les enseignants de l'ENSGI devaient conserver des liens avec leurs disciplines d'origine et leurs filières d'enseignement.

Le colloque du CNRS sur l'interdisciplinarité (mai 1994)

La question de l'interdisciplinarité est évidemment centrale pour l'analyse des potentialités de crées par l'ENSGI en matière de recherche.

Avec le recul du temps, on peut dire que dans une première phase, celle des débuts du GSIP, chacune des différentes disciplines a appris à connaître des chercheurs d'autres disciplines concernées par les questions posées par la production industrielle. Cela s'est fait de manière quelque peu empirique, au gré des suggestions des uns et des autres et des opportunités qui se présentaient. L'avantage de la méthode a été toutefois de constituer un réseau de chercheurs, capable de se mobiliser. La création de l'ENSGI a été la principale de ces occasions, mais ce réseau a également fonctionné pour répondre à des appels d'offre (par exemple une recherche sur les réseaux informatiques locaux industriels).

La création de l'ENSGI a eu en fait paradoxalement comme conséquence de renforcer les frontières disciplinaires Chaque discipline s'est trouvée en effet dans l'obligation de prouver qu'elle avait un rôle à jouer dans un génie industriel, dont le contenu était lui-même à construire. Il s'en est suivi de nombreuses discussions dans les différentes équipes de recherche concernées sur la stratégie à adopter vis-à-vis du génie industriel. Chaque équipe devait en effet gérer son appartenance à une discipline et sa coopération avec les autres.

Les interventions au colloque interdisciplinaire du Comité National de la Recherche Scientifique « Bilan et perspectives des recherches en génie industriel », organisé les 10 et 11 mai 1994, par le GSIP reflète bien les points de vue qui s'exprimaient à cette période. Ce colloque a regroupé les principaux acteurs de la recherche concernés par le génie industriel au sens large du terme : représentants du ministère de la recherche, responsables des commissions du CNRS, chercheurs. Denis Segrestin montre quel effet a été, « l'exposition à l'interdisciplinarité d'un « acteur disciplinaire standard » comme [lui], dans un dispositif comme celui qui s'est mis en place à Grenoble sur les questions industrielles ». Il indique « L'un des effets quasi mécaniques est d'obliger à désigner des objectifs communs. » Parmi ces projets figurent la conduite de projet, la gestion des compétences, les rapports entre firmes, la gestion de la qualité. Ces objets font l'objet de thèses qui se révéleront ensuite très riches.

Comme il est d'usage, les représentants des commissions du CNRS ont paru un peu en retrait par rapport à cette démarche, tandis que les directions SHS et SPI du CNRS se montraient au contraire plus positives.

Un intervenant, Jean-Pierre Verjus, alors directeur de l'INRIA Rhône-Alpes, proposa une stratégie, inspirée par l'expérience de la naissance des mathématiques appliquées et de l'informatique à Grenoble, celle du « coucou ». En clair il s'agissait de déposer l'œuf du génie industriel dans une discipline couveuse, à l'instar de ce qu'ont été les mathématiques pour l'informatique, avant la différenciation entre mathématiques pures et appliquées.

Mais ce processus ne pouvait pas fonctionner dans notre cas.

L'économie expérimentale

L'économie expérimentale peut se définir comme une activité de création, dans un cadre contrôlé par le chercheur, de situations économiques réelles impliquant des participants humains, de façon à pouvoir observer des comportements ou des phénomènes économiques dans des contextes à la fois bien identifiés et reproductibles. L'économie expérimentale permet de valider ou de préciser le domaine de pertinence d'une théorie, d'autre part, l'économie expérimentale peut aider à la résolution de problèmes réels de décision publique ou de stratégie d'entreprise.

La création de l'ENSGI a permis à l'IREPD de lancer une activité de recherche utilisant la méthode expérimentale. Dans un premier temps, une mission, financée par le GSIP, composée de Bernard Ruffieux et Michel Hollard a pu faire le tour des principaux laboratoires existant aux Etats Unis. Cette équipe a créé, grâce à la collaboration avec le laboratoire de Ch. Plott (Caltech) une plate forme informatique spécifique, implanté des logiciels, fait venir des chercheurs anglo-saxons, mis au point des protocoles et développé ses propres axes de recherche, en étroite relation avec le milieu international de la spécialité."

Michel Hollard

Professeur émérite (économie), Université Pierre Mendès France Grenoble 2