A revenir sur l'aventure du Génie industriel à Grenoble, on est frappé de redécouvrir que celle-ci avait les dimensions d'un grand programme (exactement au sens où on le dit dans l'industrie) lancé à un moment crucial. Le contexte était remarquable à bien des titres (on le réalise bien mieux après coup). En 1990, on en était à un véritable tournant de l'histoire mondiale, avec la réunification de l'Allemagne - annonciatrice de l'effondrement de l'Union soviétique et des démocraties populaires. L'Europe prenait une dimension nouvelle. Surtout, on était au terme des « années Reagan » : l'ouverture des marchés était engagée et avec elle le processus de globalisation auquel nous devons notre monde d'aujourd'hui. Il n'y a aucune inflation à lier la naissance du Génie industriel à ces événements : qu'on se souvienne du rôle qu'a joué la société Merlin Gerin dans la création de l'Ecole. Devenue depuis peu le pivot du Groupe Schneider (et bientôt de Schneider Electric), elle engageait son déploiement mondial, redéfinissait ses marchés et ses savoir-faire ; et c'est bien dans ces circonstances singulières que ses dirigeants appelaient de leurs vœux l'émergence d'un nouveau profil d'ingénieur, préparé à déchiffrer ce « nouveau monde industriel » et à y conduire la manœuvre.
Il faut croire que ce contexte-là était aussi propice à la connexion positive des énergies. Du moins a-t-il mis en alerte des acteurs éclairés sur tout le spectre d'initiatives que l'idée du Génie industriel était susceptible de réunir. Le site de Grenoble n'y fut pas pour rien : du fait de toutes les expériences qu'il avait déjà hébergées, ce « cluster » éloignait les préjugés qui tiennent ordinairement à distance les acteurs de l'économie et le monde du savoir. Il était de plus rompu à l'innovation et à la délibération politique : c'était assez pour que, à la faveur de l'arrivée aux affaires de responsables universitaires entreprenants, il fut possible de surmonter pour de bon la frontière entre les sciences dures et « douces ». Est-ce un hasard si, au niveau national, les directions SPI (sciences pour l'ingénieur) et SHS (sciences humaines et sociales) du CNRS perçurent qu'il y avait là la formule d'un beau précipité scientifique ? Sûrement pas. S'agissant des sciences sociales en tout cas, on se souvient que le directeur scientifique du moment avait précédemment impulsé des programmes interdisciplinaires sur les mutations conjointes des technologies, du travail et de l'emploi. En avance sur ses pairs, il percevait très bien les enjeux de la modernisation économique et c'est en pleine connaissance de cause qu'il contribua à mettre sur orbite, moyens et postes à l'appui, l'expérience du Génie industriel.
Il y eut donc un grand projet, dédié à une très grande affaire de ce moment de l'histoire. Ce projet regroupa des industriels, des instances locales et nationales, des enseignants-chercheurs de disciplines habituellement disjointes. Dans tout cela, quelle fut la place des sociologues ? De prime abord, une place modeste, en retrait des champs de connaissance incontournables - de la mécanique à l'économie, en passant par la gestion de production... Mais le contexte d'innovation (et la perspicacité de ceux qui portaient le projet) fit que les espaces secondaires furent protégés. De l'autre côté, une poignée de chercheurs dispersés sur le campus perçut la portée de l'affaire et fit des offres de service : ce furent les premiers pas du CRISTO, « petit poucet » acharné à mériter le strapontin qui lui était offert. En un sens, la modestie initiale de la « petite bande » des sociologues fut aussi sa force : associée tôt au projet, elle n'en subit pas les inévitables inerties mécaniques ; relativement marginale, elle dût inventer soi-même son identité et son rôle, par-delà l'affirmation selon laquelle le « facteur humain » est décisif dans la vie des entreprises - propos liminaire totalement respectable mais laissant totalement indéterminé l'apport potentiel des sociologues à un projet scientifique et pédagogique. Tout cela fit des sociologues-fondateurs une petite équipe unie, postée à l'avant-garde du projet et prompte à jouer les intermédiaires auprès de tous les autres. Ensuite, l'équipe s'est installée ; elle a bénéficié de renforts extérieurs, du label du CNRS... Mais - du fait d'un subtil jeu de rôles où chacun trouvait son compte ? - l'alchimie des débuts a continué à fonctionner.
Cette alchimie fonctionna d'autant mieux qu'elle avait aussi des vertus scientifiques - on allait écrire intellectuelles. Une équipe de sociologie n'aurait pas pu figurer en bonne place dans l'aventure si le concept-même de génie industriel - à peu près étranger à l'histoire de leur discipline - n'était alors apparu comme un belle voie d'accès à des questions décisives : à l'heure de la mondialisation, comment les régimes de production s'ajustent-ils à l'évolution des techniques, des marchés, des sociétés ? De quelles marges de jeu les acteurs économiques disposent-ils pour conduire le changement ? Comment s'approcher d'une maîtrise globale de l'innovation ? Le projet grenoblois fut à ce titre une invitation à retrouver le fil d'une véritable sociologie de l'industrie, presque désertée depuis les Trente Glorieuses au profit des travaux sur les mutations du travail, des relations du travail et sur la dynamique des organisations. De même, il montra la voie d'un rapprochement entre la sociologie industrielle et la sociologie de l'innovation, pour sa part bien vivante mais essentiellement tournée vers l'activité scientifique et le progrès technique. Derrière l'idée du génie industriel se profilait le souci de lier tous ces fils au plus près des entreprises : les chantiers du CRISTO se sont efforcés d'y contribuer.
Une fois encore, les sociologues durent prouver le mouvement en marchant. Ils ne devaient pas seulement convertir les élèves-ingénieurs au regard des sciences sociales et leur enseigner des savoirs construits - ce qu'ils firent tant bien que mal. Dans l'espace peu fréquenté où ils avançaient, ils devaient absolument produire de la connaissance ; les usages de leur discipline leur enjoignaient de le faire au plus près du terrain, par le biais de l'observation des faits ; la situation originale dans laquelle les plongeait le dispositif grenoblois les incitait de plus à choisir de bonnes questions, faisant écho aux préoccupations des industriels et aux intérêts de ceux qui, dans l'Ecole, en étaient proches. Ces trois exigences fixaient largement le cahier des charges du CRISTO. Plus que tout autre, les sociologues se devaient de lier l'enseignement et la recherche : ils le firent autant qu'ils purent. La règle de la recherche empirique les portait à faire leur miel de toutes les occasions qui étaient données aux élèves « d'aller sur le terrain » : ils en furent donc des militants opportunistes, mêlés pratiquement à tous les types de stages, enquêtes, études de terrain et autres projets. Quant au souci des « bons sujets », il les installa pour ainsi dire dans un état de dépendance à l'égard tous les autres. Les questions strictement « sociales » furent (exagérément ?) négligées. Furent élus les problèmes relatifs à l'ingénierie de l'innovation, dès lors qu'y apparaissaient aux prises des hommes, des systèmes techniques et des ensembles organisés. Pour exemple, la conception de produits devint l'un des objets emblématiques du CRISTO : elle était décisive en soi et soulevait des questions majeures de coopération et de négociation ; mais de plus, elle rapprochait plusieurs équipes de la planète GI, jusqu'à susciter l'alliance insolite de la sociologie et de la mécanique. Le phénomène s'est renouvelé bien des fois dans des périmètres très variables, comme le montreraient les travaux conduits sur les systèmes de gestion de la qualité ou sur les relations de partenariat.
Ainsi, à revers de la norme encore si commune qui veut que les écoles d'ingénieurs rangent les sciences sociales dans la périphérie des humanités, l'expérience grenobloise a propulsé la sociologie au rang d'un « acteur médiateur » relié à presque tous les autres. A cet égard, il est aussi amusant que significatif de se souvenir de la place qu'ont occupée dans les analyses du CRISTO les « théories de la connexion », reflet de sa propre expérience. Il y avait toutes les raisons pour que le fameux texte de Michel Callon sur « la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pécheurs dans la baie de Saint-Brieuc » y fut une sorte de totem, sans que la liberté des discussions entre nous soit jamais en cause. Selon Callon, toute expérience scientifique un peu significative résulte d'une intense activité de traduction et d'intéressement propice à la production d'alliances... Or précisément, du fait de la position où il s'est trouvé, l'attribut premier du CRISTO fut certainement de porter assez loin un tel art de la traduction. Bien sûr, l'auteur de ces lignes n'est pas le mieux placé pour juger de la qualité de ce que cela a produit ; du moins peut-il attester de l'intensité de l'engagement collectif qui fut à l'œuvre.
Le lieu n'est pas ici de faire l'éloge de chacun de ceux qui ont animé cette « petite bande ». Disons seulement le mérite singulier qui revint aux fondateurs de l'équipe, à commencer par Alain Jeantet (avec qui j'ai partagé ensuite la direction du CRISTO) et Henri Tiger (qui prit dix ans plus tard la direction de l'Ecole !). A l'automne 1990, quand je les ai rejoins depuis Paris, ils avaient déjà pris leur marque et fixé le cap dans cet étonnant processus. De bonnes théories expliquent que la qualité centrale des entrepreneurs tient à leur aptitude à saisir les opportunités qu'ils ont face à eux - à les voir littéralement et à s'en emparer au bon moment. Autant dire que dans les circonstances initiales de cette équipée, Jeantet et Tiger furent de très remarquables entrepreneurs. Cependant, ce qui précède entendait montrer que dans une telle situation, ni le courage ni la clairvoyance ne suffisent au succès : la faculté d'entreprendre tient d'abord aux opportunités elles-mêmes ! On l'aura compris, ma conviction est que les opportunités qui nous furent alors offertes à Grenoble se hissaient au rang de la grande histoire. Avons-nous été à la hauteur de cette histoire-là ? Probablement aucun des partenaires du projet ne le fut tout-à-fait. Du moins pouvons-nous affirmer que cette histoire eut tout à voir avec les conditions dans lesquelles la connaissance avance et s'ancre dans la vie réelle, en nous permettant d'accroître notre aptitude à agir et à maîtriser notre destin collectif.