GI_Rubrique-Ecole

La Théorie des Jeux pour le pilotage de la supply chain

… ou comment modéliser les comportements stratégiques dans les filières de production
L'analyse des relations entre les entreprises appartenant à une même filière de production  a connu ces vingt dernières années de nombreux développements, au point que la nécessité de renforcer les liens entre les entreprises a amené de nombreux auteurs à parler d'Entreprise Etendue  pour caractériser la Supply Chain. Pour autant, quelle que soit l'intensité des partenariats au sein des filières de production, ces dernières n'en restent pas moins un ensemble d'entreprises indépendantes dotées d'une autonomie stratégique et ayant leurs objectifs propres.

La Théorie des Jeux, comme instrument de modélisation des comportements individuels, a justement pour principal objectif d'analyser les situations où les acteurs économiques peuvent interagir stratégiquement, où le sort de chaque acteur dépend non seulement des décisions qu'il prend mais également des décisions prises par les autres. Ainsi, parce que les ressources sont rares et que chaque acteur de la Supply Chain n'est pas totalement maître de son sort, la Théorie des Jeux se propose de déterminer les décisions optimales de chacun dans les situations où persiste l'idée de conflit, y compris dans les filières de production les plus "coopératives" ! En se basant sur l'ensemble des stratégies possibles de chaque acteur, la Théorie des Jeux va rechercher la solution d'équilibre (désignée l'équilibre de Nash), c'est-à-dire la combinaison de stratégies individuelles telle que chacune d'entre elles est la meilleure réponse aux stratégies des autres. En d'autres termes, chaque stratégie de l'équilibre donne à celui qui l'utilise le meilleur gain possible, étant donné les stratégies des autres joueurs, aucun des acteurs n'ayant ainsi intérêt à modifier son propre choix unilatéralement. Méthode et outils de la théorie des Jeux pour le génie industriel Les applications des outils développés par la Théorie des Jeux sont particulièrement nombreuses dans le domaine du pilotage des filières production :
  • Quelle politique d'approvisionnement faut-il adopter compte tenu des interdépendances physiques ?
  • Quel niveau de production faut-il engager compte tenu des relations contractuelles établies entre les partenaires ?
  • Quelle information est-il pertinent d'échanger avec les autres membres de la filière?
  • Quels signaux faut-il envoyer à mes partenaires pour accroître ma marge ? ...
Si ces questionnements peuvent être abordés d'un point de vue strictement opérationnel (en recourant par exemple aux outils de Recherche Opérationnelle), l'apport de la Théorie des Jeux est déterminant pour les appréhender au niveau stratégique. Ainsi, de nombreux travaux en Génie Industriel intègrent explicitement dans leur modélisation du pilotage de la Supply Chain les hypothèses et les outils économiques relatifs au choix des contrats, au partage d'information, à la négociation, ou encore à la coordination des décisions opérationnelles. Dans le cadre des projets de recherche COPILOTES et COPILOTES2 soutenu par le Cluster GOSPI, les travaux sur les comportements des entreprises verticalement liées illustrent bien de tels apports. Selon les différents régimes contractuels envisageables, l'analyse de la Théorie des Jeux montre clairement les impacts que peuvent avoir les comportements stratégiques des acteurs sur les flux physiques de produits. Les conditions économiques des échanges, traduites dans les contrats, déterminent les comportements des entreprises de la Supply Chain et donc l'efficacité de la coordination au niveau de l'ensemble de la chaîne logistique. Par exemple, si un contrat de type wholesale contract assure bien un équilibre de Nash (au sens où chaque entreprise n'a pas intérêt à dévier de sa stratégie de production), cette forme contractuelle ne permet pas d'obtenir une coordination efficace dans la mesure où, en choisissant ces niveaux de production, les acteurs de la Supply Chain ne parviennent pas à maximiser le profit de l'ensemble de la chaîne. A l'inverse, dans les relations contractuelles de type buy back contract ou revenue sharing contract, la recherche de la meilleure stratégie compte tenu des meilleurs stratégies des autres permet de définir un équilibre efficace au niveau de la filière de production. De la même manière, les travaux relatifs au partage de l'information entre l'aval et l'amont de la Supply Chain connaissent de nouveaux développements. Au-delà d'une justification opérationnelle de telles pratiques (notamment au niveau de la maîtrise des aléas de la demande finale et de l'atténuation du bullwhip effect), la modélisation proposée par la Théorie des Jeux permet d'introduire explicitement les comportements opportunistes de manipulation de l'information. Par exemple, dans le cas d'un partage d'information portant sur des prévisions de vente sur un marché final, l'entreprise informée, située en aval de la chaîne logistique, aura tout intérêt à surestimer ses prévisions afin de s'assurer de meilleures conditions d'approvisionnement auprès de ses fournisseurs. Cette stratégie optimale de son point de vue induit de facto, si elle est anticipée par les entreprises en amont, des stratégies de rétorsion des autres partenaires de la chaîne. La prise en compte des interactions stratégiques dans le pilotage de la Supply Chain peut ainsi conduire à des équilibres non informatifs où la pratique même du partage d'information perd tout intérêt pour les acteurs. Mais au-delà de ce constat, le recours aux outils et au raisonnement de la Théorie des Jeux permet surtout de définir les conditions contractuelles pour lesquelles une solution efficace du partage de l'information émerge : répétition et renégociation des relations, utilisation d'indicateurs de confiance, mécanismes incitatifs de révélation fiable des informations, etc. Ces travaux ont également fait l'objet de tests en laboratoire via la méthodologie de l'économie expérimentale. Que ce soit dans le cadre de programmes de recherche associant les laboratoires GAEL et G-SCOP, ou plus récemment avec le LIESP (INSA-Lyon) et le G2I (Ecole de Mines de St-Etienne), différents résultats théoriques ont été soumis "à l'épreuve" auprès de sujets placés dans des environnements décisionnels reproduisant les questionnements du génie industriel. Ainsi, en utilisant des mécanismes incitatifs adéquats (les sujets sont rémunérés en fonction de leurs performances individuelles), ces expériences ont permis de valider ou d'invalider certains résultats issus de la Théorie des Jeux. Concernant les stratégies de partage de l'information, nous avons pu constater que si le sujet informé adopte bien une stratégie de manipulation de l'information, y compris en présence d'une renégociation de la relation, le sujet non informé aura tendance à traiter l'information reçue comme une information fiable. En définitive, l'utilisation des outils développés par la Théorie des Jeux dans l'analyse des chaînes logistiques a permis d'accroître la capacité du Génie Industriel à modéliser les comportements stratégiques des entreprises en interaction. Il est ainsi possible non seulement de déterminer les conditions d'une plus grande efficacité globale des filières de production, mais également de préciser les conditions économiques que doivent peser sur les acteurs de la Supply Chain pour que de tels optimums puissent émerger compte tenu des comportements stratégiques individuels. Contacts : Jeanne Duvallet, laboratoire G-Scop Daniel Llerena, laboratoire Gael Publications :
  • [2010] A. Baboli, D. Llerena et T. Moyaux, "Coordination of replenishment policies: game theory and uncertainty in supply chains", in V. Botta-Genoulaz et al. (eds), Collaboration, Alignment and Coordination for Supply Chain Performance, J. Wiley & Sons.
  • [2010] X. Boucher, P. Burlat, A. Garapin et D. Llerena, "Analysis of strategic behaviors within supply chain: complementarity between modelling and experimentation methodologies", in V. Botta-Genoulaz et al. (eds), Collaboration, Alignment and Coordination for Supply Chain Performance, J. Wiley & Sons
  • [2009] A. Baboli, D. Llerena et T. Moyaux, "Choice of an ordering strategy taking account of risks about customer service levels and on-hand inventories", IESM09, Montréal;
  • [2007] J. Duvallet, A. Garapin et D. Llerena, Coordination par la négociation : une étude expérimentale, Négociation, n°1, 53-73.
  • [2006] J. Duvallet, P. Faghiri et D. Llerena, "Actions sur le marché final et partage d'information dans une chaîne logistique", 6ième Congrès international de Génie Industriel, Besançon.
  • [2005] J. Duvallet, A. Gomez-Padilla et D. Llerena, "Contract typology as a research method in supply chain management", in Kotzab H. et al. (eds), Research Methodologies in Supply Chain Management, Physica, Heidelberg, 525-538.
  • [2004] J. Duvallet, A. Garapin, M. Hollard et D. Llerena, "A simulation model of the price bargaining rules in vertical relationships", Computational Economics, Vol. 23, 21-144.