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Les objets intermédiaires : médiateurs des processus de conception

... ou mieux comprendre les interactions dans les activités de conception

Des processus de conception de plus en plus complexes

Parmi les mouvements qui agitent le monde industriel, figure la question des méthodes et de l'organisation de l'activité de conception de produits. Depuis les années 1980, les évolutions économiques poussent les industriels à accroître leurs capacités de renouvellement et de diversification des produits et ce moyennant des délais de plus en plus réduits. La conception des produits devait aussi prendre en compte des contraintes plus nombreuses en termes de coûts, de fabrication, d'usage et de fin de vie des produits. Du coup, les anciennes formes d'organisation de la conception et l'identité et le rôle des intervenants s'en trouvaient bouleversés.

Or, la littérature disponible à l'époque était composée essentiellement d'ouvrages prescrivant l'organisation et les méthodes de conception, sans qu'on n'aie de connaissance précise des pratiques effectives dans l'industrie. L'enjeu scientifique était alors d'analyse et de rendre de compte des pratiques des acteurs et d'inventer des méthodes d'enquête pour le faire. L'interrogation des acteurs ne suffisant pas, il s'est agit de développer des méthodes d'observation rendant compte des processus effectif de conception.

Décrire et analyser l'activité de conception

La méthode développée consiste en l'identification et le suivi des objets intermédiaires produits, mobilisés, discutés et mis en circulation entre acteurs de la conception : croquis, fiche de produit, argumentaire, dessin industriel, prototype, etc. Cette analyse a permis de proposer une autre compréhension de ce qui se passe dans les processus de conception que les représentations illusoires et idéales qu'avançaient autant le management des entreprises que les chercheurs en ingénierie de la conception. La méthode suppose de rendre compte des activités de préparation, de transformation et d'utilisation des objets intermédiaires, de suivre leurs déplacements et reprises par d'autres acteurs, de décrire les situations et les cours d'action où interviennent ces objets.

La méthode a, pour première vocation de décrire et d'analyse les pratiques et le déroulement effectif de l'activité de conception. Elle est aussi utilisée pour tester des hypothèses (par exemple, sur les processus cognitifs à l'œuvre) en expérimentant l'introduction d'objets intermédiaires nouveaux et en rendant de ce qu'en font les acteurs. Elle nourrit une réflexion sur les objets intermédiaires et sur ce qu'ils apportent dans le processus de conception en vue de le faire éventuellement évoluer.

Repenser les processus de conception

La méthode a largement contribué à la meilleure compréhension de l'activité de conception, compréhension qui a nourri la réflexion des acteurs en entreprises quant aux évolutions pertinentes à mettre en œuvre. Dans le cadre de la conception de pièces de véhicule automobile, elle a notamment permis de mettre en évidence l'écart entre le processus officiel de conception dans l'organisation et son déroulement effectif. Elle a permis de montrer où se situent les lieux et les moments d'interaction entre acteurs : ceux qui posent problème et ceux qui sont des solutions opérationnelles (officieuses) trouvées par les acteurs eux-mêmes. Ce résultat a conduit à la réorganisation du processus et de l'organisation formelle de la conception dans l'entreprise. La méthode a aussi permis de mettre en évidence les difficultés de l'interaction entre les concepteurs du bureau d'études, les opérateurs de l'usinage et ceux de la forge. Elle a conduit à identifier les objets intermédiaires qui facilitent ou non ces interactions (dessin industriel posé sur table, représentation 3D à l'écran, possibilité d'annoter et de matérialiser un accord ou un compromis entre les acteurs en présence). La notion d'objet intermédiaire de la conception a conduit aussi à imaginer de nouveaux objets tels que des « symboles intermétiers » introduits dans des visualisations 3D qui permettent d'enregistrer l'accord entre concepteurs et usineurs à propos des points de départ d'usinage par exemple, ou entre concepteurs et forgerons sur les sur-épaisseurs et les plans de joint.

D'autres travaux adoptant l'analyse des objets intermédiaires ont permis de qualifier et de formaliser plusieurs catégories d'objets (brouillon, pièce à conviction et trace habilitée) qui ont conduit à repenser autrement leurs usages, leur circulation et leur enregistrement dans les systèmes de gestion de données techniques et leur équipement par les outils d'ingénierie assistée par ordinateur.

Ce programme de recherche a été réalisé conjointement entre sociologues et mécaniciens avec des entreprises (Renault Véhicule Industriel et Sames notamment) et les bureaux d'études du CERN à Genève.

Contact: Dominique Vinck, Laboratoire Pacte-Cristo

Publications:

  • Boujut (Jean-François), Blanco (Eric), (2002), "Intermediary Objects as a Means to Foster Co-operation in Engineering Design", Journal of computer supported collaborative, 12 (2), 205-219.
  • Jeantet (Alain), (1998), "Les objets intermédiaires dans les processus de conception des produits", Sociologie du travail, (3), 291-316.
  • VINCK (Dominique) (éd), (1999) Ingénieurs au quotidien. Ethnographie de l'activité de conception et d'innovation, PUG, Collection « Génie Industriel », Grenoble. (Version américaine : Everyday engineering. Ethnography of design and innovation, MIT Press, Cambridge, USA, 2003).
  • VINCK (Dominique), (2009), "De l'objet intermédiaire à l'objet-frontière. Vers la prise en compte du travail d'équipement", Revue d'Anthropologie des Connaissances 3(1), 51-72 [revue électronique].     
  • VINCK (Dominique), (forthcoming). "Taking intermediary objects and equipping work into account when studying engineering practices", Engineering Studies.