Génie industriel - Rubrique Vie étudiante - 2022

Cyril Ducatez : « Ingénieur, un métier culturel »

Cyril Ducatez, élève en troisième année à Grenoble INP - Génie industriel, est un des quatre lauréats de l’appel à idées lancé par le Cercle des Economistes, sur le thème « De quelle nouvelle prospérité serez-vous les acteurs ? ». Attiré par le multilinguisme, et ayant déjà eu l'occasion de mûrir sa réflexion sur ce sujet, il a proposé pour ce concours un article traitant de la diversité linguistique en entreprise. Témoignage.

Dans le cadre des Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence 2017, qui seront axées sur la recherche d’une prospérité nouvelle, le Cercle des Economistes a lancé pour la cinquième année consécutive un appel à idées « La Parole aux étudiants ». Des étudiants de toutes les disciplines ont alors réfléchi et proposé des articles de 2 à 5 pages sur le thème « De quelle nouvelle prospérité serez-vous les acteurs ? ».

Parmi les candidatures reçues, 100 textes ont été retenus par le Cercle des économistes. Les 100 étudiants à l’origine de ces textes seront invités aux Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence qui auront lieu les 7, 8 et 9 juillet 2017, afin de participer aux débats et sessions de réflexion organisés.

Lors de cet événement, les lauréats de l’appel à idée, sélectionnés par un jury présidé par l’écrivain Erik Orsenna, de l’Académie française, se verront également remettre un chèque d’un montant de 1000€. Parmi eux, Cyril Ducatez, étudiant en troisième année à Grenoble INP-Génie industriel dans la filière Ingénierie de la chaîne logistique (ICL).

Cyril est actuellement en Projet de Fin d’Etudes (PFE) à Zurich, en Suisse, au sein de l’entreprise américaine Genscape, qui travaille dans le secteur de la « data intelligence » sur des données provenant des marchés de l’énergie. Avant cela, il a effectué un semestre d’échange à l'Institut Royal de Technologie de Stockholm (KTH Stockholm) en Suède, où il a étudié la géopolitique de l'énergie, l'économie verte, l'économie de l'énergie et le leadership d'équipes multiculturelles.

Cyril a également écrit des articles en anglais et en suédois pour « Osqledaren », le journal étudiant de KTH, dont il est encore membre de la rédaction. Parmi eux, « Tips för att lära sig ett språk eller förbättra sina språkkunskaper » qui présente des astuces pour apprendre les langues. De même, l'article « Management through multilingualism » est une courte chronique reprenant le thème de l'essai qu’il a écrit dans le cadre de l’appel à idées « La Parole aux étudiants ». Nous lui avons posé des questions sur sa participation à ce concours.


Qu’as-tu proposé lors de l’appel à idées ?
Le thème de l’appel à idées invitait cette année les étudiants à repenser les modèles économiques et organisationnels dans leurs buts et dans leurs outils. J’ai souhaité poser la question de la place qu’occupent les langues (et les cultures) dans les entreprises et organisations, plus particulièrement la place laissée par les organisations et le management à l’expression de la diversité culturelle et linguistique.

Je suis parti d’un paradoxe que présentent les équipes multiculturelles. Celles-ci sont formées dans le but d’exploiter la diversité culturelle des membres qui les composent et d’en tirer un fort potentiel d’émulation – le brassage culturel permettant d’éclairer un projet ou une réflexion de groupe sous différents angles, à la lumière des cultures portées par chacun. Cependant, dans ces équipes, la langue de travail est généralement unique et commune, il s’agit souvent de l’anglais. Or, les langues sont une partie importante des cultures puisqu’elles sont imprégnées des cultures de leurs locuteurs, qu’elles imprègnent à leur tour.

En résumé, et là repose le paradoxe, en même temps qu’on attend de ces équipes une émulation intellectuelle riche des diversités culturelles (donc linguistiques) de chacun, on en vient à brimer une partie de ce potentiel en communiquant dans une langue unique. J’ai donc mené une réflexion sur les lieux et temporalités de l’entreprise ou de l’organisation où la cohabitation des langues, le multilinguisme, est possible et même souhaitable. J’ai nommé ces lieux et temporalités « zones linguistiques atteignables », et j'ai cherché à les décrire et à prouver que le multilinguisme peut être une force en entreprise, qu’il peut se conjuguer aux objectifs de prospérité, tout en participant à créer un climat de travail sain, ouvert sur la diversité culturelle.


Cette proposition te tient-elle à cœur ? Pourquoi ?
Aujourd’hui nous avons la chance de vivre sur une planète sur laquelle sont parlées près de 7000 langues différentes. A la fin de ce siècle, il ne pourrait en rester que 300 à 400, ce qui représenterait un appauvrissement de la diversité linguistique de plus de 90%! Je suis un amoureux, un passionné des langues, elles occupent une part importante de mes activités de loisirs. C’est d’autant plus dramatique pour moi de me dire que je vais être témoin, durant toute mon existence, de ce « linguicide ». Cet appel à idées était l’occasion pour moi de parler et sensibiliser au multilinguisme, seul rempart à la disparition annoncée d’une grande partie de ce patrimoine vivant de l’humanité.

Cette sensibilisation a lieu sur le terrain économique, puisqu’elle est rendue possible par les rencontres économiques d’Aix-en-Provence. C’est d’autant plus intéressant que les modèles économiques et organisationnels actuels ont une responsabilité importante dans cet appauvrissement de la diversité linguistique. Au-delà des problématiques du « tout anglais » dans les entreprises françaises, les schémas économiques vont à l’encontre de la diversité linguistique, partout autour du monde, en particulier dans les pays en développement.

Prenons deux exemples : l’Indonésie et le Brésil comptent plusieurs centaines de langues locales, principalement des langues papoues en Indonésie et amérindiennes au Brésil. Le comportement des locuteurs, membres de ces communautés linguistiques tend, comme le présente l’UNESCO, à se heurter à des considérations d’ordre socio-économiques. La langue « minoritaire » perd de son intérêt, et n’est plus transmise avec force, au profit de la langue nationale dominante (indonésien et portugais pour reprendre notre exemple). La raison est simple, la langue locale est perçue comme un frein alors que la langue dominante donne accès au marché de l’emploi et à un avenir lumineux pour les futures générations. Se détacher de sa langue donc de sa culture pour maximiser ses chances de réussir dans la vie est une situation – reflet de réalités économiques – qui est bien réelle et qui se développe.

J’ai le sentiment que la mondialisation change de forme et que notre monde devient de plus en plus multipolaire. S’il s’agit bien là de la fin d’une ère, alors les besoins d’intercompréhension (culturelle et linguistique) vont aller grandissant. On ne pourra alors plus se passer du multilinguisme.

J’aimerais faire passer un message simple : les langues sont des portes sur les cultures et chacune d’entre elles véhicule une vision singulière du monde. Cultiver les langues, en pratiquer plusieurs, c’est s’ouvrir sur le monde. Les modèles organisationnels, le management devraient davantage intégrer cela, pour garantir des climats de travail sains, éviter les mécompréhensions culturelles et tirer profit du potentiel créatif des langues. Il est important pour moi de défendre les langues, qu’on réduit trop souvent à une compétence presque technique, à une ligne d’un CV et dont les modes managériaux comme le « tout anglais » attaquent la diversité en préconisant l’emploi d’une langue unique.

Il faut faire le choix de la diversité face à celui des modes et de l’homogénéisation. Je me réjouis que le monde économique se réunisse chaque année à Aix-en-Provence et qu’il invite les étudiants à discuter des modèles économiques et organisationnels de demain. Je suis particulièrement heureux qu’il ait plébiscité un essai traitant du multilinguisme.


Pourquoi avoir participé à ce concours ? Comment en as-tu entendu parler ?

J’ai souhaité participer à ce concours pour défendre une idée qui me tient à cœur. De plus, j’estime que les occasions de s’exprimer publiquement sont rares pour les étudiants, il est important de les saisir. Je pense que les étudiants font souvent preuve d’esprit critique et qu’ils devraient utiliser cette qualité pour susciter la discussion, le débat ou la controverse. L’an dernier, j’étais finaliste du concours franco-britannique de réflexion autour du mix énergétique européen The Spark ! Contest. L’expérience avait été vraiment enrichissante pour moi. Cette année, j’ai reçu un courriel de la part de Génie industriel présentant « La Parole aux Etudiants » et j’y ai prêté attention.


Comment as-tu réfléchi au thème proposé ? As-tu travaillé seul ou en as-tu discuté avec d’autres personnes ?
J’ai mûri cette réflexion sur la place de la diversité linguistique dans la formation d’ingénieur et dans l’entreprise depuis un certain temps. C’est une vieille idée qui s’est développée au fil de mes lectures et discussions avec d’autres passionnés de langues. J’ai trouvé le thème de cette année assez large « de quelle nouvelle prospérité serez-vous les acteurs ? ». Je me suis dit qu’il serait intéressant et original de discuter du concept de prospérité par le biais de la culture, de la langue et du bien-être au travail.

Je n’ai pas travaillé seul. J’ai couché cette idée sur le papier plusieurs fois, notamment en publiant un article dans le journal de l’université suédoise KTH, dans laquelle j’ai étudié. J’ai demandé à trois amis proches et à mon professeur d’anglais de GI de relire et de critiquer mes travaux sur ce thème du management multilingue. Je dois remercier Anaëlle Topin, Jean-François Vlaemynck, Laura Costa, et Lauren Ayotte. Ils ont tous vraiment joué le jeu et ont critiqué mon travail de manière très constructive. J’ai retravaillé plusieurs fois l’idée et le texte grâce à eux. Leurs critiques ont aussi été l’occasion d’échanger autour de ce thème, de récolter leur vision de la question. Encore merci !


Qu’attends-tu des rencontres économiques qui auront lieu à Aix-en-Provence ?
Echanger, discuter, apprendre… Partager quelques unes de mes convictions aussi. En somme, profiter de l’évènement, m’enrichir intellectuellement de tout ce qu’il a à m’offrir. C’est une véritable chance d’y être convié.


Quel est ton parcours à GI ? Est-ce qu’il t'a aidé à réfléchir au thème de l’appel à idées ?
J’ai choisi la filière Ingénierie de la Chaîne Logistique (ICL) et j'ai suivi des enseignements de spécialité en énergie et en analyse de données. Ce sont surtout les discussions autour du multilinguisme que j’ai eues avec mes enseignants de langues – je pense tout particulièrement à mon enseignante d'anglais Lauren Ayotte – qui ont déclenché ma réflexion autour de ce thème.

C’est aussi l’attitude de certains élèves que je voyais trainer des pieds pour aller en cours d’allemand, alors que c’était un de mes cours préférés. Les mêmes élèves qui me confiaient ne pas voir la dimension culturelle derrière la langue. Je me suis dit alors que je devais me montrer plus convaincant, car nous, futurs ingénieurs, allons investir des entreprises de plus en plus internationales et il nous faut, je pense, être ouverts sur la diversité culturelle et être conscients que la langue en est une partie importante. Ces dimensions font aussi partie de notre métier. Ingénieur, un métier culturel.